L’amour, ce lien vital
L’amour, c’est la vie. Sans l’amour, la vie n’existerait pas. Le sentiment amoureux est avant tout fondé sur l’attente d’une rencontre. L’individu ne peut vivre de manière isolée, s’il n’était pas dans l’échange, il mourrait très rapidement. Les êtres humains se construisent dans une co-construction.
3L’amour se décline de manière très diverse, de la tendresse à la sexualité. Il est présent dans toutes les formes d’attachement. Certains criminels disent parfois « je l’aimais tellement, que je l’ai tué ». Je ne crois pas que l’on assassine quelqu’un par amour, mais cela n’interdit pas de l’aimer. Si l’on tue, c’est par peur de l’abandon, ou pour résister à une situation qui vous est imposée.
4C’est important de s’intéresser à l’amour à l’adolescence, car s’il n’est pas tout, il en est l’une des expressions essentielles. Il est intéressant aussi de s’interroger sur ce que les nouveaux moyens de communication ont modifié. Ils ont sûrement changé les formes d’expression, et les types de rencontre, de mésentente et d’incompréhension aussi. Mais, s’il y a là de nouveaux codes à déchiffrer, je crois que la problématique de fond reste identique : l’amour est au cœur de la vie, de la rencontre avec l’autre, il nous révèle tout un potentiel que l’on ignorait.
5La rencontre est en effet porteuse de révélations, et riche en possibilités positives, ce qui nous motive à vivre. Mais elle a des effets négatifs, parfois : une attente trop forte peut être une source de déception. Et la déception, ce poison qui se nourrit de la force de nos attentes, peut, en retour de boomerang, se transformer en destructivité.
Une force et une faiblesse
L’être humain est le seul être vivant à avoir une activité réflexive, à être conscient qu’il est conscient de lui-même. Cette rupture qualitative avec le monde animal change tout. L’homme se retrouve ainsi face à un paradoxe : il est le seul à ressentir le besoin de l’autre comme une menace pour son autonomie. Si j’ai besoin de l’autre, je lui donne un pouvoir sur moi, mais si je lui donne, c’est parce que j’en ai envie.
7Ce lien est à la fois une force et une faiblesse. Une faiblesse, parce qu’elle le place dans une situation de dépendance, et une force, parce que celle-ci est constructive. L’être humain prend des risques, dont celui de la déception. La confiance, l’amour ne peuvent exister qu’à ce prix.
8Le plus grand risque de cette rencontre, surtout si elle est attendue, serait que sa force même soit ressentie comme une menace et conduise à se replier sur soi. En effet, l’individu se protège parfois de ses désirs parce qu’en se privant, il devient le maître, et n’est lié à personne. Vouloir plaire, être aimé, réussir, implique de dépendre des autres.
9L’état amoureux procède du même mécanisme, puissance 10. On dépend de l’autre, on s’en nourrit, il nous révèle, et réciproquement, sous réserve de ne pas le ressentir comme une dissolution de soi, une perte de pouvoir, avec pour conséquence l’envie de le reprendre par la destruction.
La délicatesse des sentiments
Toutes ces modalités apparaissent aujourd’hui sous des formes nouvelles, mais restent fondamentales. La rencontre amoureuse, la sexualité, ne sont jamais anodines : il faut s’abandonner pour aimer, abandonner quelque chose de ses frontières, de ses pouvoirs, sans garantie de réponse. Il faut s’ouvrir à ces émotions porteuses de vie.
11Notre mission, en tant qu’adultes, consiste à aider les plus jeunes à s’interroger : qu’est-ce qu’ils veulent faire de cet amour ? Si la force de l’émotion les porte, leur permet de vivre plus intensément (l’émotion relève de la chimie cérébrale, de neuromédiateurs), qu’ils n’oublient pas de prendre du recul et de donner du sens à leur amour.
12Cet abandon, cette ouverture à l’autre, ce dénudement (pas seulement physique) ne peuvent être traités qu’avec une extrême délicatesse. Car si cette intimité révélée est formidable, elle peut aussi faire très mal. Les plus sensibles, s’ils se sont brûlés, se forgeront une carapace protectrice, ils se fermeront à ces émotions qui constituent la vie.
Un risque à prendre
Ma carrière m’a appris une chose : le recul. Nous devons dire aux jeunes que tout cela en vaut la peine, ne pas parler uniquement de la souffrance. Si l’on souffre, c’est que l’on avait des désirs. La souffrance est à la mesure de ces désirs, ne l’oublions pas.
14J’ai eu la chance, ces cinquante dernières années, de travailler avec des adolescents en grande difficulté. Ils m’ont appris énormément, car ils sont un miroir grossissant de nos propres conflits.
15J’ai eu le plaisir également de recevoir des nouvelles des premiers malades que j’ai suivis comme interne en 1968, et de beaucoup d’autres depuis. Comme cette patiente, qui a repris une activité professionnelle après des années d’hospitalisation, et qui m’a dit : « J’ai du plaisir à vivre, et je pense que cela vous fait plaisir. »
16Le plaisir n’existe que s’il se partage. C’est cela, la co-construction. Il est impossible d’être heureux seul dans son coin. On peut le croire ou l’éprouver, par esprit de vengeance, mais le plaisir est toujours destiné à quelqu’un. C’est ce qui permet de vivre.
17Bien sûr, nous serons tous confrontés à la déception, mais il nous appartient de ne pas en faire l’essence même de notre vie. On peut aussi considérer que l’histoire vécue a été belle, en partie. Cette beauté-là est réelle, intangible.
18Cela ne signifie pas qu’elle durera éternellement. Mais ce n’est pas parce que la vie évolue que le passé n’a pas existé, ou qu’il n’a plus de valeur. L’homme devrait-il être immortel pour avoir une valeur ?
19Ces rencontres révélatrices d’une envie de vivre, d’une potentialité de partage, la beauté des partenaires : tout cela était réel, et bon.
Créer sa vie
L’un des enjeux actuels consiste à sortir des raisonnements figés, à quitter des positions trop essentialistes et structurales pour plus de dynamisme, que ce soit au niveau de la génétique, bousculée par l’épigénèse ou des organisations mentales (on est plus ou moins parano, plus ou moins délirant). Vous êtes autiste, vous êtes bipolaire, vous êtes dépressif : maintenant que cela est posé, qu’allez-vous en faire, sachant que les possibles ne sont pas illimités ?
21Il nous appartient de créer notre vie selon nos désirs, et en co-construction avec les autres. Il y a matière à penser dans tout ce que les jeunes nous apportent.